10
Rio de Janeiro. Brésil.
— Comment vous sentez-vous ?
Zé-Paulo avait une haleine mentholée. Quelqu’un lui avait sans doute fait des remarques et il avait cru efficace d’ajouter l’odeur écœurante de ces bonbons à celle qu’il dégageait naturellement. Juliette détourna la tête.
— Je me sens bien.
C’était vrai. Elle n’avait jamais éprouvé une telle sensation. Elle en mesurait la fragilité. Sans doute serait-elle éphémère. En tout cas le bien-être était là et il fallait en profiter.
La voiture était passée la chercher à cinq heures à l’hôtel Laranjeiras. Juliette y prit place en compagnie de Harrow et de Zé-Paulo. Elle comprenait qu’elle leur faisait peur. On l’avait préparée avec soin comme un kamikaze. Et comme un kamikaze, elle percevait un certain dégoût chez ceux qui l’approchaient. Elle appartenait déjà à l’espèce terrifiante des morts.
En quittant l’hôtel, Juliette avait fait un sourire à Joaquim qui paraissait somnoler près de l’entrée, assis de travers dans son fauteuil de fer. Il lui avait répondu par un imperceptible battement des paupières.
Harrow était silencieux et grave, comme toujours, peut-être un peu plus. Juliette crut même observer qu’il tremblait légèrement et cela la fit sourire. Depuis qu’elle était rentrée, il l’avait traitée avec beaucoup de douceur. Il n’avait pas cherché à la toucher et elle ne l’avait pas provoqué. Il s’était seulement assuré par des questions approfondies qu’elle n’avait pas changé d’avis, qu’elle était bien décidée à passer à l’action comme ils en étaient convenus. Quand il comprit que c’était le cas, il parut soulagé.
Dans la voiture, Juliette était assise à l’arrière à côté de Harrow. Devant, Zé-Paulo guidait le chauffeur, un petit homme au visage carré qui caressait le volant de ses doigts boudinés.
Dieu sait pourquoi, elle pensait à l’une de ses vieilles voisines chez qui sa mère l’emmenait quand elle était petite. C’était une femme obèse qui se déplaçait avec difficulté. Un jour, elles l’avaient trouvée transformée. Elle flottait dans ses robes, trottait et annonçait avec bonheur qu’elle avait perdu vingt-cinq kilos grâce à un nouveau régime. Le temps de faire retailler tous ses vêtements, trois mois plus tard, elle était morte. En fait de nouveau régime, elle avait surtout un cancer du foie. En même temps qu’il la rendait heureuse, il lui ôtait la vie.
La voiture était d’abord descendue jusqu’à Botafogo, avait longé la baie et emprunté le grand tunnel. Ce n’était pas le plus court chemin pour la Baixada. Juliette était à la fois indifférente, absente et en même temps son esprit notait tout avec une lucidité qui l’étonnait elle-même. Ensuite ils avaient tourné à droite vers Lagoa. Par une rue en pente raide, ils étaient parvenus jusqu’à une grille monumentale qui s’était ouverte à leur approche. Sans doute était-ce l’effet du bref coup de fil que Zé-Paulo avait passé pendant qu’ils roulaient. Le portail donnait sur une cour dallée, entourée de plantes en pot. Au fond s’ouvrait une villa moderne dans le sous-sol de laquelle pouvaient se garer trois voitures. Deux places étaient libres, ils y entrèrent. La cour était déserte, mais dans la voiture garée attendait un chauffeur. C’était une vieille Coccinelle Volkswagen. Sa peinture grise avait perdu tout brillant et le bas de sa carrosserie était piqué. Zé-Paulo était sorti le premier. Il ouvrit la portière de la Coccinelle et fit signe à Juliette de s’y installer. Il allait refermer quand elle le bloqua :
— Ted vient avec moi.
Le Brésilien regarda Harrow et celui-ci s’avança vers la voiture.
— Oui, avoua-t-il. Je l’accompagne. Je l’ai promis.
Zé-Paulo prit l’air incrédule et, en tout cas, contrarié. Mais Harrow lui mit la main sur le bras avec une expression rassurante.
— Ça ne change rien, dit-il d’une voix sourde.
— Mais il n’y a pas la place, discuta Zé-Paulo.
— Dis au chauffeur de descendre. Je vais conduire.
Il y eut un moment de flottement. Finalement, le chauffeur sortit de la voiture et Harrow prit sa place.
Juliette avait posé cette condition l’après-midi après son retour. Harrow l’avait acceptée d’autant plus facilement que cette solution lui permettait de la surveiller jusqu’au bout, ce qui le rassurait beaucoup. Après tout, il n’avait rien à craindre. L’encadrement policier dans la zone leur était acquis. Aucun passant ne s’aventurerait à venir le dénoncer et si c’était le cas, son témoignage serait purement et simplement envoyé aux oubliettes. L’enquête établirait que Juliette était arrivée seule au volant de la Coccinelle et rien ne viendrait contredire cette version des faits. L’essentiel, en revanche, était que tout se déroule selon le plan prévu et jusqu’au bout. Harrow y veillerait d’autant mieux qu’il serait au côté de Juliette pour prévenir tout écart, toute hésitation, toute tentative de trahison.
Ils repartirent presque immédiatement. Zé-Paulo avait ouvert le capot avant de la voiture et s’était assuré que les quatre conteneurs étaient bien là. Il faisait nuit quand ils sortirent dans la rue et reprirent l’avenue qui borde le lac. Le Christ Rédempteur était illuminé et ouvrait ses grands bras dans le ciel noir pour accueillir tous les pécheurs. Cette fois Harrow prit bien la direction du nord, vers la Baixada.
Juliette le voyait de profil et son visage sombre se détachait sur les lumières descendues des mornes. Les favelas, pensa-t-elle, se remarquent la nuit parce que leurs lampes sont éparpillées sans ordre tandis que dans les quartiers riches, les immeubles disposent leurs lumières en lignes et en colonnes bien régulières.
— Tu te souviens de ce que tu as à faire ?
— J’ai répété pendant une heure, cet après-midi, Ted.
Avec un conteneur vide, identique à ceux qui étaient placés dans le coffre, Juliette avait fait et refait les gestes qu’elle devrait accomplir près du canal : ouvrir la fermeture de sécurité, plonger le conteneur dans l’eau, le renverser sur le côté et évacuer tout son contenu dans le courant, le refermer et le mettre dans un sac-poubelle, etc.
Il avait plu les nuits précédentes. Les nuages devenaient menaçants et laissaient prévoir de nouvelles averses pour les heures suivantes. L’air était moite et il était impossible de savoir si cette touffeur venait du sol imbibé d’eau ou du ciel d’orage. Avec son petit bruit de mitraille, la Coccinelle aborda courageusement les premières ornières que marquait l’entrée de la Baixada.
L’horaire avait été soigneusement choisi. L’opération devait se dérouler au moment où montait l’obscurité. La vigilance des habitants est moindre à cette heure-là. De plus, aux premières heures de la nuit, beaucoup de gens venaient au canal se laver sans être vus, tirer de l’eau pour le dîner. La contamination serait immédiate. Et la nuit rendrait plus aisée et plus discrète l’élimination de Juliette.
Pour l’heure, le soleil rasait l’horizon encombré de fils électriques et de poteaux de bois, rougissait la boue et renvoyait quelques derniers éclats de lumière sur les tôles de la favela. Harrow se raidissait, comme toujours lorsqu’il entrait dans ce décor détesté. Juliette, au contraire, avait l’impression d’arriver chez elle.
Kerry et son galant s’étaient attardés dans le café un peu au-delà de l’heure prévue. Mota avait appelé chez Deborah à plusieurs reprises. Elle n’était pas rentrée et il proposa à chaque fois d’attendre encore un peu avant de se mettre en route. Kerry s’impatientait mais elle n’avait aucun moyen d’accélérer les choses. Mota l’énervait avec sa conversation de séducteur dont les allusions et les plaisanteries tombaient à plat. Finalement, elle résolut de lui faire parler de politique. Elle l’interrogea sur Oswaldo Leite dont elle avait entendu parler aux Etats-Unis, disait-elle, comme d’un possible prétendant à la présidence, aux prochaines élections.
Mota parla de lui avec admiration et enthousiasme, mais sans révéler quoi que ce soit que Kerry ne sût déjà. Enfin, vers cinq heures, il passa un dernier coup de fil. Il annonça triomphalement que Deborah avait téléphoné chez elle pour dire qu’elle quittait son coiffeur et qu’elle arriverait dans l’heure. Sans hâte, il demanda l’addition, paya, passa encore un long moment au téléphone « à propos d’un patient difficile ». À cinq heures et quart, ils quittèrent enfin le bar, gagnèrent la contre-allée où attendaient deux voituriers. L’un d’eux ramena la voiture et ils se mirent en route.
La circulation était dense. C’était l’heure de sortie des bureaux. Kerry se demanda si elle avait mal choisi le moment de ses déplacements ou si Rio était une ville constamment embouteillée. Elle avait passé presque toute sa journée au milieu de voitures roulant au pas. Mota mit un CD de musique brésilienne et recommença à disserter sur les instruments du Nord-est, région dont sa famille était originaire. Kerry avait moins envie que jamais de s’intéresser aux sonorités comparées du cavaquinho et du violon du Sertâo.
Elle regardait rougir le lac autour duquel s’allumaient les réverbères. Les mornes prenaient une teinte vert sombre tandis qu’à leur sommet les pentes de basalte brillaient à la lumière rasante du crépuscule.
Mota continuait son bavardage. Mais au bout du lac, ils empruntèrent la route qui monte en lacets au flanc du Corcovado. Il changea alors d’attitude et se tut. Le ruban d’asphalte sur lequel ils roulaient était étroit et sombre, presque continûment entouré de hauts murs qui protégeaient des propriétés privées. La végétation tropicale qui débordait par-dessus était éclairée de l’intérieur par des projecteurs. Kerry ne voyait plus du conducteur que son profil, dessiné par instant au gré de ces lumières indirectes. Dépouillé de ses mimiques galantes, le visage de Mota prenait un aspect inattendu, inquiétant et dur.
De temps en temps, au détour d’un virage, la route surplombait des trouées éclairées par les ampoules nues et les néons blancs qui signent la présence de favelas.
Ce fut elle, cette fois, qui parla. Elle demanda s’ils étaient encore loin, qui habitait dans ces quartiers, si Deborah ne craignait pas de faire cette route seule le soir. Mota répondait maintenant par des phrases courtes. Il semblait avoir changé de mimique, remplaçant ses grimaces courtoises par un sourire énigmatique et menaçant.
À mesure qu’ils montaient, les habitations se raréfiaient et ils traversaient de longues zones d’obscurité qui devaient correspondre à des forêts.
— Non, grinça Mota sans la regarder, le quartier n’est pas très sûr.
Kerry ne le voyait pas, mais elle avait l’impression qu’il ricanait.
— Vous avez entendu parler de ce journaliste américain qui enquêtait sur le trafic de cocaïne…
— Peut-être. Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?
— On l’a retrouvé coupé en morceaux. En tout petits morceaux. Dans une caisse.
— Et alors ?
— C’était là, dans la favela qui est en contrebas.
Kerry sentait son ventre se nouer. Ce n’était pas de la peur. Seulement l’impression qu’elle devait se mettre en alerte, se préparer à une épreuve inconnue, à un combat.
— Et sur la route, reprit Mota, il y a souvent des attaques, des embuscades…
Elle regardait, dans la lumière des phares, la route déserte sur laquelle ils avançaient de plus en plus lentement.
— En principe, les voleurs n’en veulent qu’à votre argent.
La trouée sombre ne laissait plus paraître aucune lumière.
— Pourtant, ajouta-t-il en riant cette fois franchement mais d’une façon déplaisante, les gens n’en réchappent pas toujours.
Soudain, au loin, Kerry aperçut la lueur de phares en sens inverse.
— Surtout les gens trop curieux…
Avant même que Mota eût lâché cette dernière remarque, elle avait compris. Les phares qu’elle avait repérés n’avançaient pas et éclairaient en oblique. Ils appartenaient à un véhicule garé en travers de la route et plusieurs silhouettes, debout, l’entouraient. Elle tenta d’ouvrir la portière, mais elle était bloquée. Quand elle se retourna vers Mota, elle vit qu’il conduisait d’une main et que de l’autre, il se tenait prêt à la frapper.
— Restez tranquille, ordonna-t-il. Comment dites-vous ça en anglais, déjà : « Vous vous êtes mise dans la gueule du loup. »
Loin de la tenir en respect, ces mots ôtèrent à Kerry toute espèce d’inhibition. Elle vit tout : le guet-apens, la duplicité de Mota, l’issue inéluctable et fatale. La Kerry de Fort Bragg remplaça immédiatement la Kerry sage et un peu niaise qui s’était laissé entraîner dans ce piège.
Le barrage était encore à une centaine de mètres et les tueurs ne pouvaient prendre le risque de viser la voiture avant qu’elle soit arrêtée, puisque son conducteur était l’un des leurs. D’un coup d’une rapidité et d’une précision qui prirent Mota complètement au dépourvu, Kerry le frappa et se jeta sur le volant. La Lexus fit lifte embardée sur la route étroite. Elle franchit l’étroit talus et se précipita dans le vide. À cet endroit, la pente était si forte qu’elle était dénuée de grands arbres sur une vingtaine de mètres. La voiture arracha des taillis, et en contrebas rebondit entre deux troncs comme une balle de flipper. Puis le moteur en heurta un troisième de front et s’immobilisa presque à la verticale. Kerry, qui s’était roulée en boule pendant la chute, était indemne. Mota n’avait pas attaché sa ceinture. Sa tête avait frappé contre le pare-brise et il gisait, inconscient, sur le volant. Les portes étaient toujours verrouillées. Kerry se pencha vers Mota et découvrit un revolver sous son aisselle. Avec la crosse, elle frappa la vitre de sa portière qui éclata. Elle put s’extraire à travers les éclats de verre et sentit qu’elle s’écorchait le bras gauche contre les esquilles de verre.
Au-dessus, des torches électriques s’agitaient sur la route. Elle entendait des bruits de pas sur l’asphalte et des éclats de voix. Le sol de la forêt avait retenu l’eau des pluies. Il était visqueux et glissant. En s’agrippant d’un tronc à l’autre, malgré la douleur qu’elle ressentait, elle entreprit de descendre dans l’obscurité de la pente.